Régulièrement prescrit en médecine ambulatoire pour les douleurs chroniques, le Tramadol (aussi connu sous le nom de Tramal®) continue d’être employé en médecine d’Urgence pour la phase aiguë. Selon un article de mai 2022 paru dans le Journal of Emergency Médicine, son utilisation serait même en augmentation (1), et ce, malgré de nombreux rapports et études mettant en évidence de sérieux dangers. Surnommé Tramadon’t par les anglophones [Tramal-don’t = Tramal ne pas], nous allons ici revoir les différents dangers liés à son utilisation, dans l’objectif de ranger ce médicament « au placard » plutôt que dans notre pratique.
Pharmacologie
Originaire de l’Allemagne des années ’60, le tramadol fait son apparition sur le marché en 1977, avec une utilisation se généralisant dès les années 1990. Opiacé synthétique à action centrale dit « léger », il a longtemps été recommandé pour les douleurs modérées à fortes (2), et est disponible en version rapide ou retard. Figurant parmi les 40 médicaments les plus prescrits aux USA (3), il fonctionne principalement comme un inhibiteur de la recapture de la sérotonine et noradrénaline (IRSN), avec une faible interaction avec les récepteurs μ. De par cette interaction, et sa ressemblance chimique avec les molécules type venlafaxine (IRSN), la plupart de son efficacité repose sur une augmentation de la recapture de monoamine, qui inhibe les signaux afférents de la douleur au niveau de la jonction nerveuse périphérique centrale (moelle), et non pas sur son action sur les récepteurs μ. Il existe certes un minime effet périphérique dû en grande partie à son métabolite actif, O-desmethyltramadol (ODM), ayant 300-400x plus d’affinité que le tramadol pour les récepteurs μ (4), mais l’image qu’il faut se faire est que le Tramadol fonctionne plutôt en « cachant » la douleur en modulant les ganglions dorsaux (SNC).
Métabolisé par le foie via l’enzyme CYP2D6, son excrétion est rénale, avec 30% extériorise sans avoir été modifie. Dès lors, toute patient atteinte d’une dysfonction hépatique ou d’insuffisance rénale se voit exposer à un risque de toxicité (4, 5).
Et c’est bien là où les choses se compliquent…
Un capharnaüm d’interaction
Prédisposition génétique
Sujet à de grandes variations génétiques, l’activité CYP2D6 est (très variable) entre individus, avec les métaboliseurs dit « lent » étant jusqu’à 4x moins susceptible au tramadol (sachant que 10% des européens sont considères métaboliseurs lents.). Les métaboliseurs « ultra-rapides » sont quant à eux à risque significativement plus élever d’effets secondaires (nausée, apnée, sédation) voir létal, due en partie à l’augmentation en flèche du métabolite actif ODM (voir ci-dessus). Et quand on sait que 2-10% de la population européenne est genotypement métaboliseur « ultra-rapide »…
L’idée que « le tramadol ne m’a rien fait » est dès lors probablement une réflexion de l’ADN d’un individu.
Interaction médicamenteuse
L’enzyme CYP2D6, comme beaucoup d’autres enzymes hépatiques, est sujette à de nombreuses interactions pharmacologiques. Pouvant inhiber son action, et dès lors diminuer significativement la concentration de ODM (voir ci-dessus), l’effet antalgique est dès lors proportionnellement atténué. Les traitements couramment rencontrés aux Urgences devant évoquer un risque d’interaction sont la fluoxétine, la paroxétine, le bupropion, la duloxétine, ou encore le celecoxib (liste non-exhaustive).
Une porte ouverte à la dépendance
En vue de son profile pharmacodynamique, et les interactions susmentionnées, il existe un réel risque de créer une dépendance. Ce sujet, certes bien plus sensible aux USA, où les opiacés créent des ravages au sein des populations vulnérables, est probablement également bien présent ici, mais plus « caché ». Son action d’IRSN mais également au niveau des récepteurs μ, crée, au long terme, une dépendance physiologique et psychologique, avec un syndrome de sevrage désormais bien décrit en cas d’arrêt rapide: nausées, vomissements, sudations excessives, tremors, hallucinations, paranoïa et anxiété.
Qui dit dépendance dit également potentielle overdose non accidentelle, et la naloxone deviens alors un précieux allié. Notons néanmoins que son utilisation diminue le seuil épileptogène, qui lui-même est déjà augmente chez les utilisateurs au long terme (voir ci-dessous).
Enfin, pour mettre des chiffres sur ces concepts: aux USA, en 2015, le Tramadol a été retrouvé comme étant responsable de plus de 50,000 consultations aux Urgences, dont >50% du aux effets secondaires (9).
Qu’en dit la littérature?
Une revue rapide du sujet permet de mettre en avant, sur la lancée du monde #FOAM, un certain nombre d’études mettant en avant le côté délétère plutôt que bénéfique du tramadol.
Un risque augmente d’épilepsie est désormais reconnu chez le patient sous tramadol, et ce même pour des dosages dits « normaux ». De forme tonico clonique, elles peuvent apparaitre des 24h00 d’utilisation, et sont plus fréquentes chez les patientes traite de façon concomitante avec des agents sérotonergique, des traitements connus pour également abaisser le seuil épileptogène (ex. bupropion), ou encore les éthyliques chroniques (7, 8)
Un risque de syndrome sérotonergique est également décrit, lorsque le tramadol est utilisé chez les patients sous Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine (ISRS), IRSN, inhibiteurs de la monoamine oxydase IMAO ou encore les triptans (9)
Un risque d’hypoglycémie est décrit chez près de 50% des diabétiques de type 1, et 20% des diabétiques de type 2 (10, 11)
Enfin, la mortalité (toutes causes confondues) est augmentée chez les patients de plus de 50 ans connus pour de l’ostéoarthrose traite par tramadol versus AINS (12)
Utilisation aux Urgences
Si malgré tout ce qui a été discuté précédemment, vous souhaitez continuer à utiliser le tramadol, sachez qu’il est:
- contre-indiqué chez l’enfant et l’adolescent, car pouvant causer des apnées potentiellement mortelles, et les overdoses chez les enfants sont souvent létales
- contre-indiqué chez la femme enceinte, et peut provoquer un syndrome de dépendance néonatale
- pas recommandé chez les personnes âgées en vue des interactions médicamenteuses, mais également en vue des potentiels problèmes lies aux insuffisances hépato et/ou rénales (critères de Beers remplis). Enfin, chez la personne âgée, il est directement lié à une augmentation du risque de chute, de confusion, et de constipation
- contre-indiqué chez les patients traités par agent sérotonergique, ISRS, IRSN, tricyclique, inhibiteurs de la monoamine oxydase IMAO ou sous anxio-sedatif
- pas recommandé chez les patients diabétiques ou encore épileptiques.
Pour ma part en tout cas, je cherche avant tout à ne pas l’utiliser… et je ne peux que vous recommander de faire de même.
Conclusion
Le tramadol, c’est tabou, on en viendra tous à bout – enfin bon, je l’espère
Citer cet article: Heymann EP. Tramadol: pas un médicament de médecine d’Urgence. ABCmed.ch. 07.2022. Disponible sur: https://www.abcmed.ch/tramadol |
Bibliographie
- Mullins PM, Mazer-Amirshahi M, Pourmand A, Perrone J, Nelson LS, Pines JM. Tramadol Use in United States Emergency Departments 2007-2018. J Emerg Med. 2022 May;62(5):668-674. doi:10.1016/j.jemermed.2022.01.004.
- Compendium Suisse. https://compendium.ch/fr/product/1175299-tramadol-sandoz-caps-50-mg. Consulté le 07.07.2022.
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