CRASH-3: et tu tranexeras ton prochain?

De temps à autre, en médecine d’urgence, on se retrouve à attendre avec impatience les résultats d’une étude confirmant ou non notre pratique quotidienne. La récente publication des résultats de l’étude CRASH-3 a fait office de cette même synergie, et a mis le monde de la médecine d’urgence et du FOAMed en ébullition. Ce court article résume l’essentiel des résultats et relate son utilité (ou non) dans notre pratique. Mais avant toute chose quelques petits rappels.

Je tranexe, tu tranexes, nous tranexerons

L’acide tranexamique [ci après, Tranex], médicament développé en 1962 par un couple japonais (Shosuke et Utako Okamoto) dan l’optique de diminuer (le risque et) l’hémorragie du postpartum, a pendant longtemps été utilisé pour cette indication seule. Ce n’est que 2009, après que l’OMS ne l’ait inscrit à la liste des médicament essentiels (à l’époque, pour la chirurgie cardiaque), que le médicament a commencé à gagner en popularité et a fait l’objet de grandes études.

La publication du CRASH-2 trial en 2010 dans le Lancet (CRASH-2, 2010) s’est avéré être un « game changer » pour la relation que le Tranex aurait avec la médecine d’urgence. Cette étude multicentrique internationale sur plus de 20,000 patients traumatisés présentant une hémorragie significative ou un risque d’hémorragie (TAsyst <90mmHg ou FC >110/min) a permis de mettre en évidence que l’utilisation du Tranex réduisait (chez ces patients) le taux de mortalité a 4 semaines. Ce médicament fonctionnant comme antifibrinolytique, cette étude a également réussi à écarter la suspicion que son utilisation augmenterait le risque d’évènement thromboembolique, avec un taux similaire retrouvé dans le groupe interventionnel et le groupe de contrôle.

S’en est suivi en 2017 la publication du WOMAN trial qui a permis de confirmer la réduction de mortalité mais également mis en évidence une diminution du volume de sang perdu (WOMAN, 2017) dans le cadre du postpartum.

Puis vint en 2018 la méta-analyse de Gayet-Ageron et al, qui permis quand a-t-elle de mettre en évidence une corrélation entre la rapidité d’administration et l’efficacité maximale. En effet, les auteurs ont pu par leur étude démontrer que l’effet désiré (cf. ci-dessus) n’était obtenable que si le médicament était administré dans les 3 heures suivant l’évènement, avec une diminution de l’efficacité de 10% pour tous délai/par tranche de 15 minute d’administration. Après 3 heures, le médicament devenait « inutile », sans effet statistiquement significatif sur le devenir du patient (et présentant des lors un risque-bénéfice plus défavorable, vis-à-vis du risque thromboembolique).

Pour rappel, pour les études citées dans cet article, le tranex est donne sous la forme IV, avec :

                        1g en perfusion sur 10 min

            puis     1g en perfusion sur 8 heures

Back to reality : place au pragmatisme

Toute cette théorie est certes intéressante pour notre pratique en temps qu’urgentiste mais la réalité de la médecine d’urgence (en tout cas, dans nos contrées) n’est pas que polytraumatisme et hémorragie massive. En effet, en tant qu’urgentiste, nous sommes bien plus confronté traumatismes isolés que le polytraumatisme massif (même si l’on en rêve), avec le top de notre palmarès d’activité se focalisant sur le Traumatisme Crânien [TC]. Et cette situation ne va pas aller en s’améliorant avec le boom de la population gériatrique (et la fin du baby boom) (et si vous êtes chanceux, vous aurez peut-être le bonus d’une anticoagulation en plus). La question pragmatique est des lors : le Tranex est-il utile chez les patients ayant eu un TC simple avec hémorragie ? Et dans un 2e temps y-a-t’il lieu d’attendre l’imagerie montrant le saignement pour administrer le Tranex, ou le risque/bénéfice est tel que l’on peut donner en prophylactique ?

Ce questionnement avait déjà débuté à l’époque de CRASH-2 avec une analyse secondaire de 270 patients de l’étude qui avaient (en plus des critères d’inclusion de l’étude) un CT avec signe de traumatisme cérébral +/- un GCS <15. L’analyse des données a pu mettre en évidence que dans le groupe chez qui le Tranex a été administrée, l’hématome intracrânien, si présent, avait tendance à moins augmenter en taille au recontrôle par CT, et l’incidence de nouvelle hémorragie était diminuée.

Cette nouvelle, réjouissante, a ensuite été contrastée par l’étude TICH-2, publiée en 2018. Par cette étude de 2325 patients, l’équipe de Sprigg et al. ont pu mettre en évidence que contrairement à l’hémorragie intracrânienne secondaire (à un trauma), chez le patient présentant une hémorragie intracrânienne primaire (donc atraumatique) l’administration de Tranex, même dans les 3 heures, n’a pas eu de bénéfice statistiquement significatif dans/sur le devenir du patient (même outcome fonctionnel a 90 jours) Mais cette étude a présentée quelques problèmes (Tranex jusqu’à 8 heure après l’évènement) et des résultats d’analyse de sous-groupe (mortalité a 1 semaine, taille d’expansion de l’hématome au contrôle) était favorable au Tranex.

La question est donc la suivante : les 270 patients de CRASH-2 et 2325 patients de TICH-2 sont-ils suffisants pour conclure que le Tranex a ou n’a pas sa place dans l’hémorragie intracrânienne secondaire traumatique ? Place au CRASH-3….

Quand tu chutes, tu te CRASH

12737 patients. Voilà le nombre de patients qui ont été étudiés dans ce RCT [Randomised Controlled-Trial] double-blind multicentrique internationale (!). Les critères d’inclusion était un TC avec GCS <13 ou GCS 14-15 avec saignement intracrânien confirmé au CT, et sans autre hémorragie sévère. Débutée en 2012, le protocole d’étude incluait initialement les patients jusqu’à 8h00 post-traumatisme, mais face aux résultats préliminaires de l’étude de Gayet-Ageron (cf. ci-dessus, sic pas de bénéfice si administration >3 heures), le protocole a été modifié en 2016 pour n’inclure les patients que jusqu’à 3h00 post-évènement (pris en compte dans l’analyse finale). Le primary outcome était décès ou survie +/- RAD [Retour à Domicile] a 28 jours. L’administration du Tranex s’est faite selon le même schéma, décrit ci-dessus.

Un point intéressant à relever : d’après Simon Carley, l’administration du 2e gram serait dû au fait que la perfusion continue permettrait de maintenir un taux élevé chez un patient qui saigne (et dont le « robinet est ouvert »).

Résultats

Malgré la force de cette étude, et de l’impatience du monde médical, on ne peut pas extrapoler un réel effet positif.  Certes, il existe d’un point de vue des données une diminution du nombre absolu de mort entre les groupes (en faveur du Tranex) mais cette diminution ne présente pas de p significatif.

Vous me direz des lors que c’est normal, car les patients en GCS 3 ont de toute façon une chance de survie minime, et que cela a dû fausser d’une manière ou une autre les résultats, les entrainant à la baisse. Et je vous dirais que je suis d’accord avec vous. Mais le groupe d’auteur ont pris ceci en considération, et même en retirant les patients avec un GCS a 3 et ceux avec des pupilles fixes aréactives, le p n’est toujours pas significatif (p=0.059).

Source: CRASH-3 (Publication)

Le vieil adage : plus c’est grave, moins on a de chance de s’en sortir

Attristé, vous vous dites que voilà, il est l’heure de ranger le tranex dans l’armoire a fusil, que ce sera pour une autre fois. Et c’est là où je vous arrête. Car en réalité, plusieurs choses sont à prendre en compte avant de pouvoir tirer une conclusion. Premièrement, la population étudiée était plus « malade » que celle du CRASH-2 (la mortalité globale des patients avec un TC dans CRASH-2 était de12% ; 19% pour CRASH-3), et cette « gravite » augmentée a pu diluer les résultats. Deuxiemement, dans CRASH-3, la mortalité dans le groupe Tranex était diminuée a 24h00 compare au groupe ayant reçu un placebo – ce qui suggèrerait que le Tranex est efficace à diminuer l’augmentation de l’hématome/le taux de nouveau saignement. A 28 jours néanmoins, le Tranex n’a pas eu un grand effet car le patient trop grave était de toute façon trop critique pour être sauver. Notons par ailleurs que ceci peut également être extrapoler par le taux de survie avec handicap sévère (« disability ») : il n’y a pas eu de différence entre les deux groupes.

Ceci a été identifié par les auteurs qui en plus d’une analyse globale ont procédé à une analyse de catégories de patients (GCS 9-15, GCS 3-8, Pupilles réactives, ³1 pupilles aréactives), ce qui a confirmé le vieil adage : moins la clinique est grave, plus le Tranex sera utile et aura un bénéfice. Autrement dit, plus c’est grave, moins on a de chance de s’en sortir.

Le table ci-dessous illustre ce point:

Source: CRASH-3 (Publication)

Josh Farkas résume bien ceci sur son post sur EmCrit :

Source: Josh Farkas, PulmCrit

Time is of the essence

Un autre résultat intéressant est le fait que les auteurs ont retrouvé les résultats de Gayet-Ageron, soit que plus on administre le Tranex rapidement, plus le médicament sera efficace, et ceci, inversement proportionnel au GCS (et réaction pupillaire – cf. ci-dessus).

Source: CRASH-3 (Publication)

Et les effets secondaires ?

Tout comme CRASH-2, cette étude n’a mis en évidence une augmentation significative du risque d’évènement thromboembolique. De plus, elle semble avoir confirmé son utilité dans d’autre pathologies, y compris l’hémorragie digestive (sujet d’une étude en cours, à savoir HALT-IT).

Vous me diriez alors : mais si le Tranex augmente la survie a 28 jours, ne va-t-on pas augmenter le nombre de patient avec un handicap (et une augmentation de la morbidité). Il semblerait d’après les résultats qu’il n’y a pas de différence entre le groupe placebo et le groupe Tranex, suggérant que le Tranex agit efficacement dans le groupe ou quelque chose peut être fait, au lieu de sauver « tout le monde ».

Et parce que les auteurs ont estimé que leur étude n’était pas des plus complètes (!), une méta-analyse a été rajoutée incluant toutes les études à propos du Tranex et le traumatisme crânien (incluant l’étude de Yutthakasemsunt et al.), méta-analyse qui parle en faveur de l’utilisation du Tranex pour cette indication.

Source: CRASH-3 (Publication)

Discussion

Donc que faire ? Je vais tenter de résumer le tout mais avant tout chose, reprenons ce que Simon Carley a rédigé dans son post sur St Emelyn’s pour résumer les Number Needed to Treat (en prenant comme comparaison l’ASA, qui a un NNT de 1 sur 265 pour prévenir un évènement cardiovasculaire). Si votre patient a :

  • Un GCS entre 9-15 avec du sang au CT : il vous faut traiter 59 patients avec du Tranex pour prévenir 1 décès à 28 jours
  • Pupilles bilatéral réactive : il vous faut traiter 58 patients avec du Tranex pour prévenir 1 décès à 28 jours
  • Pupilles réactive et GCS >3 : il vous faut traiter 67 patients avec du Tranex pour prévenir 1 décès à 28 jours

Résumons donc. L’acide tranexamique, en cas d’hémorragie intracérébrale post-traumatique :

N’augmente pas le risque d’évènement secondaires tel que thromboembolique en comparaison a un placebo

Présente un bénéfice pour les patients avec un GCS >3 et des pupilles réactive, et un net bénéfice pour les patients moins grave dont le GCS est entre 9-15

Doit être administre rapidement (<3h00) pour que son efficacité soit maximale, particulièrement pour le groupe avec un GCS 9-15 que l’effet soit notoire

A besoin d’être encore investigué concernant vis à vis de l’expansion de l’hématome (comme dans TICH-2)

Conclusion

L’étude CRASH-3 est, en définitive, une étude négative qui ne permet pas de recommander l’utilisation systématique de l’acide tranexamique en cas de TC isole avec une hémorragie intracrânienne secondaire à des fins bénéficiaires pour le patient. Néanmoins, vu le profil sécuritaire de la molécule, je continuerais à l’utiliser dans certaines situation clairement définie (GCS 9-15, voir 3-15 avec pupilles réactives) et en préhospitalier, si la Clinique laisse suspecter une hémorragie intracérébrale post-traumatique isolée.

J’attends donc avec impatience les résultats de l’analyse des données de CRASH-3 vis-à-vis de l’expansion de l’hématome, ainsi que les résultats de l’étude HALT-IT.

Bibliographie

Gayet-Ageron A et al. Effect of Treatment Delay on the Effectiveness and Safety of Antifibrinolytics in Acute Severe Haemorrhage: A Meta-Analysis of Individual Patient-Level Data From 40138 Bleeding Patients. Lancet 2017. PMID: 29126600

Effects of Tranexamic Acid on Death, Vascular Occlusive Events, And Blood Transfusion in Trauma Patients With Significant Haemorrhage (CRASH-2): A Randomised, Placebo-Controlled Trial. Lancet 2010. PMID: 20554319

Effect of Early Tranexamic Acid Administration on Mortality, Hysterectomy, and Other Morbidities in Women with Post-Partum Haemorrhage (WOMAN): An International, Randomised, Double-Blind, Placebo-Controlled Trial. Lancet 2017. PMID: 28456509

Sprigg N, Flaherty K, Appleton JP, et al. Tranexamic acid for hyperacute primary IntraCerebral Haemorrhage (TICH-2): an international randomised, placebo-controlled, phase 3 superiority trial. Lancet. May 2018:2107-2115.

Farkas J. PulmCrit- Tranexamic acid for traumatic brain injury (CRASH3). Disponible sur https://emcrit.org/pulmcrit/crash3/

Gayet-Ageron A, Prieto-Merino D, Ker K et al. Effect of treatment delay on the effectiveness and safety of antifibrinolytics in acute severe haemorrhage: a meta-analysis of individual patient-level data from 40 138 bleeding patients. Lancet. 2018 Jan 13;391(10116):125-132.

Carley S. JC: Tranexamic Acid (TXA) in Head Injury. The CRASH-3 results. St Emlyn’s. Disponible surhttps://www.stemlynsblog.org/jc-tranexamic-acid-txa-in-head-injury-the-crash-3-results-st-emlyns/

Roberts I, Coats T, Edwards P, et al. HALT-IT–tranexamic acid for the treatment of gastrointestinal bleeding: study protocol for a randomised controlled trial. Trials. 2014;15:450.

Yutthakasemsunt S, Kittiwatanagul W, Piyavechvirat P, et al. Tranexamic acid for patients with traumatic brain injury: a randomized, double-blinded, placebo-controlled trial.BMC Emergency Medicine 2013, 13:20